Gaza : le crépuscule des Lumières.
En ce mois de janvier, précisément le 13, dans les colonnes du journal l’Aurore en 1898, s’étalait le contenu d’une lettre d’une tonalité retentissante. Une lettre écrite sous forme d’un cri d’une conscience qui s’insurge contre ce qu’elle a appelé à l’époque « la souillure sur la joue de la France ». Cette souillure avait pour cause la condamnation d’un innocent : le capitaine Dreyfus. Ce cri énergique d’une conscience révoltée était d’une telle force qu’il a ébranlé la société française jusqu’à la scinder en deux camps : dreyfusard et antidreyfusard. Mais ce bouleversement social avec tous les clivages qui en suivirent fut un moment historique dans la vie de la Nation. Le « J’accuse » de Zola a fait de la République un bastion de défense de l’idéal humain dans laquelle le destin d’un homme engage celui de l’humanité.
Une seule passion dévorait l’écrivain au sommet de sa gloire quand il écrivait : « La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire », une vérité vécue comme un impératif même en sachant qu’elle avait en face d’elle, étant donné l’opinion dominante, la guillotine. Zola n’admettait pas d’« être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis ».
Que dire alors devant ces centaines d’enfants innocents, aux corps déchiquetés, brûlés, handicapés à vie, traumatisés pour toujours, et qui jonchent la ville de Gaza ?Des distances astronomiques séparent la France de Zola de celle d’aujourd’hui. Aucune plume de renom ne s’est révoltée contre la folie meurtrière de l’armée israélienne qui déploie son image funèbre sur la population de Gaza. Parce que les enfants qui meurent ne sont pas les leurs ? Ne sont pas des leurs ?
Y a-t-il en France, aujourd’hui, un journal tel que l’Aurore, qui fut pour Zola « l’asile, la tribune de liberté et de vérité », l’exemple même de l’indépendance et de la responsabilité ?
Le quotidien qui voulait porter la voix de la France dans le monde publiait le 7 janvier 2009 un article du philosophe André Glucksmann, « Gaza, une riposte excessive ? », l’héritier de la figure de l’intellectuel qu’avec « J’accuse » Zola a inauguré. Là où l’on s’attendait à trouver le philosophe, son titre, on trouve le visage du sophiste. La rhétorique employée est si injustifiable qu’elle ne peut avoir une influence sur les bonnes gens. Les âmes insensibles n’ont pas besoin du discours des sophistes : elles sont emmurées dans leur certitude. « Insensibles » (1) , titrait aussi un représentant de la doxa dans Libération.
Les discours rhétorique et philosophique par leur influence sur l’âme humaine sont une affaire éthique. Le philosophique élève l’âme vers le bien tandis que la rhétorique l’entraîne vers le bas. Le pur sophisme, dans le cas de ce qui se passe à Gaza, est de vouloir imputer la responsabilité des crimes des enfants et des femmes - des civils au Hamas. Depuis quand une organisation faisant corps avec un peuple sous occupation, en lutte pour sa liberté, peut-elle être tenue pour responsable de la mort des civils ?
La responsabilité incombe seulement à l’armée d’occupation. En inversant l’équation, la doxa régnante nous invite à revisiter toute l’histoire de la décolonisation du XXème siècle. Ce ne sont plus les armées coloniales qui sont responsables de la mort des millions de personnes de par le monde, mais les mouvements de libération nationale. Seul le discours d’un sophiste est capable de ce retournement de l’histoire.
Sauf si, pour les seigneurs de la guerre et les faiseurs d’opinions, voir dans le Hamas un mouvement de résistance nationale est le sacrilège même, car l’Islam ne peut porter en son sein une philosophie de libération. La foi démesurée dans les Lumières de la raison n’a pas fini de nous livrer ses longues nuits ténébreuses.
Du temps d’Athènes, ne l’oublions pas, les sophistes, par l’art de la rhétorique louaient leurs services aux hommes influents de la cité. Celle-ci a condamné Socrate mais non les sophistes.
Le présent est le temps de l’esprit. Est–il nécessaire de terminer mon propos en citant les parties auxquelles l’écho de Zola s’adresse aujourd’hui. Oui.
J’accuse l’idéologie sioniste d’avoir défiguré le message universel du judaïsme en le réduisant à faire de la possession de la terre – l’Etat d’Israël - l’idolâtrie moderne du peuple juif.
J’accuse la communauté internationale - l’Occident - d’être complice des Israéliens en faisant de la Paix un simple processus projeté à l’infini : une fiction de Paix. La finalité de l’idéologie sioniste est de maintenir le statu quo, donc l’occupation.
J’accuse les médias français non pour avoir été un simple facteur des thèses israéliennes, mais pour leur incapacité à donner voix à une autre parole, à celle qui lutte pour sa reconnaissance.
Si l’affaire Dreyfus a divisé la société française, Gaza divise la conscience du monde. Zola, dans sa lettre, visait, bien au-delà de l’affaire Dreyfus, un idéal humain en phase avec les Lumières françaises ; Glucksmann, lui, s’adresse exclusivement à la conscience occidentale. Au lieu d’être hanté par le spectre des enfants innocents qui meurent chaque jour sous les bombardements d’une armée en proie à une haine irrationnelle, de l’état de terreur dans lequel est maintenue une population du fait de l’occupation, il expose sa hantise hallucinatoire du danger de l’islamisme.
Gaza coupe l’histoire du monde en deux. Il y a un avant et un après. Elle signe la fin d’une époque : celle de l’occidentalisation du monde. La sagesse crie dans toutes les rues du monde. Et son cri se fait de plus en plus retentissant, d’autant plus qu’on justifie les horreurs au nom du monde libre. Au nom de la démocratie libérale.
Si, l’injustice faite à l’homme Dreyfus, était pour Zola : « une souillure sur la joue de la France », si l’animosité et le climat de suspicion envers les juifs : « déshonore notre époque » ; quels mots alors pour décrire l’horreur israélienne dans sa logique de folie meurtrière contre un peuple qu’elle a exproprié, terrifié et le maintient sous une occupation humiliante et déshumanisante ?
Le seul droit qu’on lui accorde est de le garder en vie, grâce à l’aide humanitaire de l’ONU. Il peut gesticuler, pulluler, frémir, glapir, hennir mais, il n’a pas le droit à la parole. Le droit de dire « Je », d’exprimer librement ce qu’il est, de s’émanciper : cela lui est refusé. Et au nom de quoi on le prive de son statut d être humain ? Au nom de la civilisation des Lumières qu’Israël incarne dans le Proche-Orient oriental. De Dreyfus à Gaza : un monde s’écroule.
La prédiction de Zola s’est réalisée car elle répondait à un idéal de justice et de vérité. La République est sortie plus affermie dans sa lutte pour la réhabilitation de l’honneur de Dreyfus. Un nouveau monde naîtra aussi, plus juste et plus humain, des enfants calcinés de Gaza.
« La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », disait Zola dans sa lettre.
Note : (1) Laurent JOFFRIN, « Insensibles », Libération, 12 janvier 2009.