Aicha la mère des croyants, une femme à la culture encyclopédique III
Les critères de sa méthodologie
Aisha prenait en considération la force des preuves juridiques pour déterminer auxquelles elle donnerait la primauté. Les textes dont l’authenticité ne souffrent d’aucun doute passent avant ceux qui sont susceptibles de ne pas l’être. C’est pour cela qu’elle donnait la primauté au Coran sur toute autre sorte de preuves. Et quand une version d’un hadith s’opposait en apparence à un verset du Coran, elle prenait d’abord en ligne de compte le verset avant la version du hadith. Elle justifiait cela par l’éventualité que le rapporteur du hadith ait commis une erreur en le transmettant alors que cela était absolument impossible pour un verset du Coran. Selon ‘Urwa ibn Al-Zubayr, Aisha apprit que Abu Horaya a dit : Le Prophète, , a dit : « L’enfant né d’une relation adultérine est le pire des trois. » Mais Aisha réagit ainsi : « Qu’Allah fasse miséricorde à Abu Bakr ! Il a mal entendu le hadith et a donc mal répondu à la question qui lui était posée. Ce n’est pas ce que dit ce hadith. En fait, un hypocrite causait du tort au Prophète, , dit : Qui peut le blâmer ? » On lui dit : Ô Messager d’Allah ! Et avec ceci cet homme est né d’une relation adultérine. Il dit alors : « Il est le pire des trois. » Allah dit : « Et personne ne portera le péché d’autrui. » (Coran 35/18). (Tahâwi dans Mushkil Al-Athar et Al-Hâkim dans Al-Mustadrak).
Aisha se distingue par un esprit critique. Elle a d’ailleurs établi les principes de l’analyse et de la critique du texte du hadith. Cette école a même disparu avec l’imam Darqutnî (385 H.). Depuis lors, les savants du hadith ne se préoccupent pas la plupart du temps du texte du hadith autant qu’ils ne le font avec sa chaine de transmission. Dès qu’ils jugent la chaine authentique, ils valident le hadith et autorisent à s’y référer. Alors que Aisha adoptait une méthodologie plutôt rigide pour valider le texte d’un hadith. Parmi ses principes, un hadith ne devrait pas s’opposer en apparence à un verset du Coran. Ni s’opposer à un hadith qu’elle a mémorisé directement du Prophète. Nous illustrons cela par un exemple :
Premier exemple : Quand un hadith s’oppose en apparence à un verset du Coran : Boukhari rapporte dans son recueil de hadiths une version de Ibn Omar, selon son père, que le Prophète, , a dit : « Le défunt est châtié dans sa tombe en raison des lamentations des gens sur son sort. » Mais Aisha nie le fait que cela puisse être le texte même du hadith. Elle dit : Contentez-vous de ce que dit ce verset : « Et personne ne portera le péché d’autrui. » (Coran 35/18). »
Un autre exemple est le hadith rapporté par Boukhari et Mouslim selon Anas ibn Malik et qui, en substance, mentionne que le Prophète s’adressa à 24 notables de Quraysh dont les corps gisaient sur le champ de bataille de Badr après qu’ils aient été tué. Il les appela par leurs noms et ceux de leurs pères : « N’auriez-vous pas souhaité obéir à Allah et Son messager ? Nous avons trouvé que ce que notre Seigneur nous avait promis correspond à la vérité ! Est-ce que de votre côté, vous avez trouvé ce que vous avez promis votre Seigneur conforme à la vérité ? Omar lui dit : Ô messager d’Allah ! Tu ne t’adresses qu’à des dépouilles dépourvues d’âmes ?! Mais le Prophète de dire : Par Celui qui tient mon âme dans Sa main, vous n’entendez pas mieux qu’eux ce que je dis. » Qatâda a dit : ‘ Allah leur a redonné vie et la capacité d’entendre ses propos à titre de dénigrement et d’humiliation …’ Mais Aisha rejetait ce hadith parce que selon elle il s’opposait avec le sens apparent du Coran et notamment les deux versets où il est dit : « Tu ne peux faire entendre les morts. » (Coran 27/80). Et : « Allah fait entendre qui Il veut, alors que toi [Muhammad], tu ne peux faire entendre ceux qui sont dans les tombeaux. » (Coran 35/22).
Deuxième exemple : quand un hadith s’oppose à un hadith qu’elle rapporte directement du Prophète : Le hadith concernant le fait de tirer mauvais augure des femmes. Il est rapporté par Boukhari selon Ibn Omar : « Si l'on devait tirer un mauvais présage de quelque chose, se serait d'une maison, d'une femme, ou d'un cheval. » Mais Aisha rejeta la teneur de ce hadith comme cela est rapporté dans Mushkil Al-Athar de Tahâwî selon Abu Hassân qui a dit : « Deux hommes de la tribu des Bani ‘Âmir sont venus voir Aisha et l’informèrent que Abu Horayra rapporte du Prophète qu’il a dit : « Le mauvais présage se tire d'une maison, d'une femme, ou d'un cheval. » Elle gesticula de colère et dit : Par Celui qui a révélé le Coran à Mohammed ! Le Messager d’Allah n’a jamais dit ça. Il a dit : Les gens de la Jâhiliyya (polythéistes de l’époque préislamique) tiraient un mauvais présage de ces choses. » Aisha les informa donc, en se basant de ce qu’elle savait du Prophète, que ses propos concernaient les polythéistes de la Jâhiliyya et non pas que lui les considérait comme tels.
Aisha avait aussi entendu le hadith rapporté par Abu Horayra qui se trouve dans les recueils de Boukhari et Mouslim dans différentes versions. L’une d’entre elles est la suivante : Le Prophète, , a dit : « La prière est annulée lorsqu'une femme, un âne ou un chien noir passent devant celui qui prie sans Soutrah ( un objet haut d’une coudée posé devant le fidèle) » Mais Aisha rejeta cette version du hadith en disant : « Vous nous avez assimilés aux ânes et aux chiens, Je jure par Allah que j’ai vu le Prophète prier alors que j’étais allongée sur le lit entre lui et la Qibla (direction de La Mecque). » Elle rejeta donc ce hadith en raison de son contenu qui comportait une offense aux femmes et s’est référée pour appuyer son avis sur les actes du Prophète lorsqu’il était chez elle et qui contredit le texte du hadith.
Son activité de façon générale
Suite à la mort du Prophète, , Aisha faisait office de consultante de haute importance pour ce qui relève des fatwas dans la société Médinoise. Et plus particulièrement pour ce qui était en lien avec les questions conjugales. Les compagnons l’ont consultée plus d’une fois à ce sujet. Notamment concernant ce que les auteurs des Sunans ont rapporté, lorsque les compagnons ont divergé – alors qu’ils étaient en présence de Omar ibn Al-Khattâb – sur la question relative à ce qui oblige de faire le bain rituel (le ghusl) pour les deux époux : Vous divergez alors que vous êtes les compagnons qui avaient participé à la bataille de Badr, les meilleurs, qu’en sera-t-il des gens qui vous succéderont ? Ali suggéra d’envoyer quelqu’un auprès des épouses du Prophète pour les interroger à ce sujet. Il envoya donc quelqu’un chez Aisha qui dit : « Quand le pénis a pénétré dans le vagin alors le bain rituel est obligatoire. »
Par la suite, Uthman ibn Affan (35 H.) prit le pouvoir durant une longue période Il prit de l’âge et était sujet à la contrariété et au stress dues à la vieillesse et répugnait à revenir sur ses positions. Il avait nommé certaines personnes en tant que responsables de région mais leurs habitants n’en étaient nullement satisfaits et ne cessaient de venir le voir pour qu’ils les destituent. Il pouvait même arriver qu’ils se servent de Aisha comme intermédiaire pour lui adresser ce conseil. Tabari (310 H.) rapporte dans ses chroniques que Aisha a dit : ‘ Les gens n’étaient pas satisfaits de Uthman et critiquaient les responsables qu’il avait nommé à la tête des régions du califat. Ils venaient me voir à Médine pour me consulter à ce sujet et m’informaient de ce qui s’y passaient.’
Aisha considérait que Uthman devait donner aux gens un droit de regard sur les responsables qu’il nommait à la tête des régions. Comme le rapporte Ibn ‘Asâkir dans son Tarikh Dimashq, elle fut renvoyée auprès de lui quand les gens d’Egypte étaient venus se plaindre de Abdullah ibn Abi Sarah (59 H.). Elle lui dit : ‘ Les compagnons du Prophète se sont présentés à toi pour te demander de démettre cet homme de ses fonctions et tu as refusé à part une fois. Cet homme a déjà tué l’un d’eux, Démets-le donc de ses fonctions. ‘ Comme nous l’avons dit, Uthman avait un certain âge et était contrarié de devoir toujours remettre en question les fonctions de ses vizirs. Son âge ne lui permettait pas de réagir rapidement aux exigences de changement de situations dans le cadre de l’exercice du pouvoir. Et comme l’a dit Al-Jâhidh (255 H.) dans son livre Al-Hayawân : Il n’y a pas de plus éreintant pour ceux qui exercent le pouvoir que de gérer les gens.
Nombreux sont ceux qui se plaignaient de cette situation dont Aisha. Son penchant pour la vérité et la justice, comme elle en avait eu l’habitude avec les deux califes précédents, l’ont conduit à le blâmer ouvertement sans éprouver de ferveur particulière à ce qu’il poursuive son rôle de calife. Dans Al-Bidâya Wa Al-Nihâya, Ibn Kathir rapporte que quand Murwan ibn Al-Hakam s’adressa à elle il lui dit : ‘ Ô mère des croyants, si seulement tu pouvais réformer la situation entre cet homme et les gens. Elle dit : Je viens de terminer mes préparatifs et me rend au pèlerinage.’ Elle indiquait par ces termes qu’elle avait désespéré de le réconcilier avec les gens.
Ceci dit, nous ne sommes pas sereins face à de nombreuses versions qui sont rapportés concernant les troubles entre les compagnons qui eurent lieu à cette époque. Il y eut de nombreuses erreurs et les gens se sont opposés en deux camps alors que les pondérés se font rares. Chacune des deux parties a inventé des récits confortant son avis et appuyant son école de pensée. Pourtant, le chercheur qui médite la vie de Aisha ne peut être convaincu par des versions qui modifient le sens de l’histoire en une énigme confuse à travers lesquelles on ne sait plus s’y retrouver. Certains sont même aller jusqu’à prétendre que Aisha avait incité à tuer Uthman. Mais affirmer une telle chose contredit totalement le fait qu’elle ait exigé que soit rendu justice pour son meurtre et que ses assassins soient mis à mort. D’autres ont nié le fait qu’elle ait critiqué sa politique. Or, le fait qu’elle fit en sorte qu’on se mette à la poursuite des meurtriers, alors qu’aucune autre femme du Prophète ne l’ait fait, rejette cette assertion.
Quoiqu’il en soit, l’avis qui apaise le chercheur qui examine les versions, malgré les incohérences majeures qui s’y trouvent, est celui qui consiste à dire que Aisha n’a jamais agréé le meurtre de Uthman. Elle n’a d’ailleurs jamais appelé à le faire. La seule position qu’elle a eu est celle d’une personne qui avait un point de vue critique et en désaccord sur ses choix politiques de façon pacifique. Mais quand Uthman fut tué injustement, elle fut prise par un sentiment de culpabilité, et pensant, par excès de scrupule, qu’en ayant critiqué Uthman elle avait peut-être ainsi incité les criminels à le tuer. Elle a donc jugé qu’il fallait s’empresser de réclamer justice en appliquant la loi du talion à ses assassins.
C’est pourquoi l’histoire de sa route vers la ville de Bossorah – qui se suivit par l’affrontement entre les campements de Ali et le sien lors de la bataille du Chameau – découle en réalité d’une réaction et de ce sentiment de culpabilité. Il est impossible que cela ait été un acte planifié et réfléchi. Aisha a rejeté tous les conseils qui lui disaient de ne pas partir. Et parmi ces conseils, celui adressé par Um Salama (63 H.) la mère des croyants, et Abdullah ibn Omar. Mais elle ne trouva d’autre réponse à apporter que de se soumettre à ce sentiment de culpabilité illusoire, et il advint ce que l’on sait.
Ses propos viennent appuyer notre avis. Elle dit au sujet de sa route pour Bassorah : ‘ C’est l’avis qui était le mien quand Uthman fut tué. Nous voulions venger le coup qu’il a reçu, la région qu’il a protégée et les fonctions de Said Al-Walid. Mais vous avez transgressé les droits de cet homme et rendu licite trois choses sacrées : la sacralité de la ville (Médine), la sacralité du califat et la sacralité du mois.’ Elle regretta sa réaction qui la conduisit sur le champ de bataille vu qu’elle se rendit compte par la suite que son attitude contredisait certains textes du Coran et de la Sunna que son sentiment de culpabilité et sa réaction émotive démesurée lui avaient empêchés de méditer. Et comme le rapporte Al-Khatîb Al-Baghdâdî (463 H.) dans son Tarikh Baghdâd et Dhahabi dans son Siyar, ‘ Quand elle lisait ce verset concernant les femmes : « Et restez dans vos foyers. » (Coran 33/33) elle pleurait jusqu’à ce que son voile en soit mouillée.
La vie de notre mère Aisha fut pleine d’activités liées au savoir, à sa mise en pratique et au service de la communauté. Elle légua à ses enfants, les musulmans, un héritage riche notamment en termes de méthodologie d’analyse des sources de la législation, sa façon d’émettre une fatwa et de se comporter face aux textes du Coran et de la Sunna. Elle mit en pratique il y a de cela 1400 ans ce à quoi appellent aujourd’hui en théorie, ceux qui se réclament de la réforme en termes de critique des textes scripturaires, ou qui déclarent s’affranchir de ‘ la lecture masculine ‘ des textes religieux. Ou encore, de ceux qui réclament que les fatwas soient émises en considérant les finalités de la législation plus que tout autre facteur. En fait, en se détournant du patrimoine qu’ils appellent à réformer, ils n’ont même pas pu prendre connaissance de ses mérites.