Personne ne peut nier, sauf les personnes de mauvaise foi, que les grands voyageurs et littérateurs arabes furent des précurseurs dans le domaine de l’exploration et de la découverte de lieux et contrées quasi-inconnus de tous à leur époque, et notamment au IVe siècle de l’Hégire (Xe siècle de l’ère chrétienne). L’un des plus grands voyageurs arabes fut sans conteste Ahmad ibn Fadlân, il est notamment connu pour être le premier musulman à avoir visité le pays des Russes, il rédigea des ouvrages à son sujet à une époque où la civilisation occidentale ne possédait que peu d’informations sur cette contrée. C’est ainsi que durant trois années ce grand voyageur arabe parcourut divers pays lointains comme celui des Perses, des Turcs, des Bulgares, des Russes, des Scandinaves ou encore des Khazars, il rapporta de son périple une multitude d’informations sur les cultures, les mœurs, les coutumes ou encore les natures de ces peuples ; il consigna donc toutes ces informations avec une grande précision dans un ouvrage connu sous le nom de L’épître d’Ibn Fadlân. Les lignes qui suivent vont tenter de donner plus de détails sur le voyage de ce grand aventurier musulman parmi ces différents peuples.
Le nom complet de notre grand voyageur est Ahmad ibn al-‘Abbâs ibn Râchid ibn Hammâd ibn Fadlân, c’est un savant musulman qui a vécu au Xe siècle de l’ère chrétienne. Il a consigné ses observations lors d’un voyage auquel il avait pris part en tant que secrétaire d’un ambassadeur du calife abbasside al-Muqtadir, ce dernier avait envoyé cette délégation diplomatique à Almish, le roi des Bulgares de la Volga, en 921 de l’ère chrétienne.
Ibn Fadlân est à l’origine de la plus ancienne description de la Russie par un étranger, il rédigea celle-ci en 922. Ainsi, ce savant aventurier quitta la ville iraquienne de Bagdad en 921 avec une délégation diplomatique envoyée par le calife al-Muqtadir billah, celle-ci devait se rendre dans le cœur du continent asiatique et plus exactement dans une région connue à l’époque sous le nom de Terre des Bulgares. Cette mission diplomatique visait, d’une part, à obtenir du roi des Bulgares un hommage au calife, en échange de quoi il recevrait de l’argent pour la construction d’une forteresse, et, d’autre part, à répondre aux questionnements de ce roi sur la religion islamique, et notamment à une question fort répandue à l’époque : « Comment cette religion venue du désert a-t-elle pu bâtir un immense empire dépassant en puissance et en taille tous les autres empires, y compris celui d’Alexandre le Conquérant ? ».
Les membres de la délégation bagdadienne se préparèrent donc à ce long et dangereux périple, on comptait parmi eux des hommes de religion, des grands commis de l’Etat et des diplomates ou encore des historiens-géographes. L’un des personnages le plus en vue de cet aréopage était sans nul doute notre grand voyageur aux connaissances encyclopédiques Ahmad ibn Fadlân, ce dernier n’était pas seulement un homme possédant de nombreux talents scientifiques ou ayant une vision politique profonde, mais il avait en outre entraîné ses yeux perçants à voir derrière l’apparence des choses, de même qu’il avait habitué son esprit à analyser sans forcément avoir recours à l’observation. Il faut noter par ailleurs qu’Ibn Fadlân fut à une certaine époque le bras-droit du chef militaire Muhammad ibn Sulaymân, lequel conduisit à la fin du IXe et au début du Xe siècle des expéditions militaires jusqu’aux frontières de la Chine à l’est, Ibn Fadlân apprit beaucoup de cette expérience. Sa grande culture ainsi que toutes les connaissances qu’il accumula durant des années, notamment au sujet des différents peuples qu’il fut amené à côtoyer, lui permirent d’accéder à la cour du calife al-Muqtadir billah, il y était grand commis de l’Etat et il y exerçait également la fonction de jurisconsulte et de savant. Il continua son ascension au sein de la cour califale jusqu’en 921, date à laquelle arriva à Bagdad une missive du roi des Bulgares Almish dans laquelle ce dernier demandait qu’on lui envoie une délégation diplomatique afin que lui soient expliqués les fondements et préceptes de l’Islam, de même qu’il y demandait que lui soient envoyés des gens pour lui construire une mosquée afin qu’il puisse s’adresser à son peuple du haut du minbar de cette dernière, ainsi qu’une forteresse qui lui servirait à se défendre contre ses ennemis. C’est ainsi que le calife choisit de placer Ibn Fadlân à la tête de cette expédition pensant qu’il était le plus à même, étant donné son expérience et son savoir, d’engager au mieux un dialogue avec ce roi.
Ibn Fadlân est sans nul doute le plus célèbre des grands voyageurs ayant écrit au sujet des Russes et les ayant décrits chez les Arabes. La mission diplomatique était composée, outre Ibn Fadlân, de divers personnages dont Susin al-Rasî, Takîn al-Turkî ou encore Bâris al-Saqlabî, le guide était un certain ‘Abdallah ibn Bâchtûr al-Khazrî, ce dernier était l’émissaire bulgare envoyé par Almish au calife al-Muqtadir, on note qu’un professeur, un jurisconsulte et un serviteur rejoignirent également la mission. Cette dernière quitta Bagdad le mois de Safar de l’an 309 de l’Hégire (921) et arriva dans le pays des Bulgares le mois de Muharram de l’an 310 de l’Hégire (c’est-à-dire en mai de l’an 922). La délégation visita donc les pays et territoires des Perses, des Turcs, des Bulgares, des Russes, des Scandinaves (Vikings) et des Khazars. Puis une fois sa mission terminée, la délégation rentra à Bagdad, c’est alors qu’Ibn Fadlân commença à consigner les divers événements qui se passèrent durant les trois ans que dura ce voyage, il en fera donc un ouvrage dont le titre est L’épître d’Ibn Fadlân. Cet ouvrage est l’une des sources les importantes traitant de la vie que menaient les peuplades rencontrées au Xe siècle, c’est-à-dire à une époque où le monde occidental ne possédait quasiment aucune information écrite sur ces dernières. C’est pourquoi ce livre d’Ibn Fadlân a été l’objet d’une attention exceptionnelle de la part des chercheurs et autres historiens spécialistes du domaine. En effet, l’auteur y rapporte des réalités et faits historiques extrêmement rares ; par ailleurs, ses écrits représentent un progrès dans le domaine des récits des voyageurs arabes qui étaient jusque-là des narrations linéaires et ternes, il fit de ces récits de véritables analyses ethnologiques des peuples et des tribus au sujet desquels personne de connaissait rien. De plus les écrits d’Ibn Fadlân apportent des données extrêmement précieuses, car elles s’appuient sur des observations et un examen de la réalité très précis ainsi que sur un réel amour de la connaissance qui était l’une des grandes caractéristiques de ce savant-voyageur. Ces données rares et précieuses comportaient entre autres des informations sur la vie et l’organisation de la cour du roi de Bulgarie ainsi que sur celle du roi des Russes, de même qu’elles comportaient des renseignements précis sur le mode de vie, les coutumes, les mœurs et les croyances religieuses des habitants de ces contrées.
Ibn Fadlân a notamment décrit avec force détails les habits des Russes et les atours de leurs femmes, il faut souligner que l’apparence et la constitution physique des Russes attirèrent beaucoup son attention, il écrit à ce propos la chose suivante : « Je n’ai jamais vu des corps plus parfaits que celui des Russes qui semblent aussi solides que des palmiers, ils sont blonds et ont la peau rouge, ils ne portent pas de qurtaq (tunique couvrant la moitié du corps) ni de khaftân (tunique qui se porte sous la cuirasse), mais ils portent un habit comportant deux ouvertures desquelles ils sortent leurs bras, chaque homme russe porte avec lui une hache, une épée et un couteau qu’il ne quitte jamais, leurs épées ont de larges lames et sont de style franc ».
Ibn Fadlân attire l’attention dans ses écrits sur une coutume russe qui était répandue parmi les hommes, ces derniers peignaient sur leur corps différents dessins comme des arbres par exemple, il dit : « Ils avaient de la tête aux pieds des dessins d’arbres verdoyants et bien d’autres dessins encore ».
Pour ce qui concerne la vie économique des Russes, Ibn Fadlân nous dit que leur principale source de revenu est le commerce, il dit que leur commerce était très lucratif et prospère, ils vendaient notamment des esclaves de race blanche, et particulièrement des femmes, ou encore des fourrures de grande qualité qu’ils prélevaient sur différents animaux très présents dans leur contrée froide comme l’ours par exemple.
Par ailleurs, Ibn Fadlân évoque les relations sociales des Russes, et notamment celles qui ont trait au malade : « Si l’un d’entre eux tombe malade, ils lui préparent une tente à l’écart puis ils l’y amènent, ils lui laissent un peu de pain et d’eau, puis ils ne l’approchent plus, ne lui parlent plus ou ne concluent aucun pacte durant tous les jours de sa maladie, surtout si c’est un indigent, un serviteur ou un esclave, et c’est seulement lorsque qu’il recouvre la santé qu’il peut rejoindre les autres, mais s’il meurt, il est incinéré ».
Quant aux croyances religieuses des Russes, il ressort des écrits d’Ibn Fadlân que ces derniers adoraient des idoles, il dit à ce propos : « A certains moments de l’année, de nombreux bateaux jettent l’ancre dans ce port, chaque Russe qui descend à terre porte avec lui du pain, de la viande, des oignons, du lait caillé et du vin, il apporte ces offrandes à une sorte de grand totem de bois fixé au sol dans lequel a été sculpté un visage humain et autour duquel se trouvent des petites images, et derrière ces images se trouvent d’autres grands totems fixés dans le sol, outre le fait qu’il donne des offrandes au grand totem à visage humain, il se prosterne devant lui ».
Les travaux d’Ibn Fadlân ont encore une immense valeur :
Bien que plus d’un millénaire se soit écoulé depuis le voyage qu’il accomplit dans ces contrées quasi-inexplorées à l’époque, la vie d’Ibn Fadlân et ses travaux continuent d’intéresser mais aussi de fasciner de nombreux chercheurs. En effet, ce grand savant-voyageur a su dépasser les frontières étroites imposées par la peur de l’Autre, le tribalisme ou le chauvinisme pour s’ouvrir à des êtres humains fort différents de lui. C’est ainsi qu’il laissa à la postérité des informations et données précieuses sur ces peuples du passé qui auraient totalement disparues s’il ne s’était pas donné la peine de les consigner consciencieusement après son retour à Bagdad ; l’expérience unique qu’a vécue Ibn Fadlân lors de ce voyage est un véritable trésor qu’il a su rendre éternel en les écrivant noir sur blanc. Les chercheurs ont su apprécier la grande valeur littéraire et scientifique du récit de voyage d’Ibn Fadlân, car en effet ce dernier est écrit dans un style narratif passionnant et avec une langue extrêmement riche, de plus son auteur donne des descriptions très précises de tout ce qu’il voit tout en évitant les lourdeurs et il narre les dialogues, ce qui donne un côté très vivant à son récit. Les chercheurs sont stupéfaits par la richesse du style et des descriptions de ce jurisconsulte de profession, Ibn Fadlân, habitué dans le cadre de cette fonction à écrire dans un style juridique extrêmement aride ; par ailleurs, ils ont attiré l’attention sur la grande rigueur et honnêteté de son propos, ce qui le rend très crédible, ainsi que sur sa volonté continue de vouloir rapporter un maximum de choses concernant la nature des Russes. D’ailleurs, il faut noter que tout ce qu’il dit à leur sujet dans son ouvrage est le fruit de son observation directe, il a semble-t-il toujours veillé à se mélanger avec les populations locales, à observer attentivement les commerçants, à décrire le plus précisément possible les vêtements et tenues qu’il voyait ou encore à examiner minutieusement les coutumes et les traditions ; en outre, il s’est attaché à expurger son récit de toutes les incohérences et les contradictions, ce qui distingue son ouvrage de la pluparts des livres et comptes-rendus rédigés par des voyageurs, lesquels sont truffés de données contradictoires, ce qui est là soit le signe d’un manque de rigueur dans le tris des informations consignées ou soit la conséquence du fait que le voyageur a rapporté des faits dont il n’a pas été le témoin direct, ce qui ouvre la porte à tous les on-dit et autres racontars.
Les récits de voyages ont sans conteste une importance historique, ethnologique, culturelle ou encore civilisationnelle, et de ce point de vue-là le récit d’Ibn Fadlân est la preuve irréfutable que la civilisation islamique arriva jusqu’en Bulgarie et en Russie dès le Xe siècle de l’ère chrétienne. C’est ainsi que cette civilisation florissante put envoyer des représentants de sa religion et de sa culture sur les rives de la Volga (le Tatarstan actuel), au sud des montagnes de l’Oural, en Sibérie, dans le cœur des territoires bulgares, dans le Caucase et en Asie mineure au moins trois siècles avant que ne pénètre et se répande en Russie la religion chrétienne (orthodoxe) qui influença grandement, et jusqu’à nos jours, les traditions et coutumes des peuples de ces contrées.
Reconnaissance internationale de l’œuvre d’Ibn Fadlân :
Reconnaissant la grande valeur du récit d’Ibn Fadlân, qui recèle des données historiques et civilisationnelles extrêmement rares, les Occidentaux ont fait de ce voyageur et érudit musulman l’une des grandes figures historiques des relations entre l’Islam et l’« Autre », de plus ils ont confirmé qu’Ibn Fadlân est à l’origine d’un saut qualitatif décisif dans le domaine de l’art du récit de voyage arabe. Il faut signaler que ce récit médiéval est à la base du roman de Mickael Crichton Le Royaume de Rothgar (The eaters of deads) qui a lui-même inspiré le film de John McTiernan Le 13e guerrier. Par ailleurs, le livre intitulé Les aventures d’un ambassadeur arabe, dont l’auteur est Ahmad ‘Abd al-Salâm al-Baqqâlî et qui fut imprimé aux éditions Tihâma, rassemble deux récits du voyage d’Ibn Fadlân, l’un en Occident et l’autre dans le monde arabe. Rappelons également que Yaqût al-Hamawî inséra dans son Mu’djam al-buldân (Encyclopédie des pays) des parties du récit de voyage d’Ibn Fadlân. Enfin, il nous faut rappeler qu’une partie du manuscrit de L’épître d’Ibn Fadlân fut découvert en Russie en 1817, cette dernière fut traduite et publiée en russe par l’académie de Saint-Pétersbourg en 1923, puis plus tard cette version russe fut traduite et publiée en arabe, en latin, en allemand, en français, en danois, en suédois et en anglais ; notons qu’un Norvégien s’efforça de rassembler les éléments du texte original qui avaient été dispersés dans ces différentes éditions et il les traduisit en langue norvégienne, puis c’est Mickael Crichton qui s’occupa de faire traduire le texte norvégien en langue anglaise, il en tira d’ailleurs un roman comme nous l’avons indiqué plus haut, et enfin la version anglaise fut traduite en arabe, ce qui était la seconde traduction dans cette langue.