Le mot « matrag » est un terme du dialecte algérien venant de l’arabe classique « mitraqa » qui a le sens de « marteau » et qui a donné le mot « matraque » en français. Le matrag désigne à la fois un art martial algérien et l’arme employée pour pratiquer celui-ci, lequel art est aussi souvent appelé « canne algérienne », car en effet l’arme en question est une sorte de canne droite en bois d’olivier sauvage ou oléastre qu’on appelle en Algérie « zeboudj ». Il s’agit d’un arbre originaire d’Afrique du Nord où il pousse spontanément à l'état naturel, mais on en trouve aussi dans d’autres pays du pourtour méditerranéen, il pousse dans les forêts, les maquis ou dans les vallées. La qualité de ce bois est exceptionnelle, celui-ci combine deux qualités essentielles pour une arme : souplesse et solidité. Ceux qui pratiquent cet art savent combien il est difficile de briser un bâton fait de cette essence. En outre, une canne de zeboudj est relativement lourde et dense du fait probablement d’une grande concentration de sève. Notons à ce propos que les préparateurs de cannes de combat coupent ces dernières à une période spécifique de l’année, à un moment où justement leur concentration en sève est optimale. La taille réglementaire du matrag est d’environ de deux coudées et d’un empan, soit à peu près 1m15 ; quant à son épaisseur, elle est variable, une canne fine permet un maniement plus rapide, alors qu’une canne plus épaisse est certes plus lourde mais elle est d’autant plus redoutable, disons que le diamètre moyen d’une canne varie entre 1 et 2 cm. Ainsi, souplesse, densité et solidité font du matrag une arme très efficace, il n’est pas exagéré de le comparer à un sabre, d’ailleurs les pratiquants de cet art, qui connaissent les dégâts pouvant être occasionnés par une canne, font souvent cette comparaison.
S’il est difficile de retracer précisément l’historique de cette pratique, il est certain qu’elle a pour berceau la région de l’Oranie, c’est-à-dire le nord-ouest de l’Algérie, et qu’elle est apparue il y a plus de deux siècles. Selon certains elle viendrait de la volonté des bergers de cette région de se défendre contre les voleurs de troupeaux et autres maraudeurs, mais il semble quand même qu’elle ait des origines guerrières puisqu’on retrouve des codes et techniques très proches de la pratique du sabre. Même si nous ne pouvons que spéculer, eu égard au manque de sources tangibles sur ce sujet, on peut imaginer que les arabo-berbères ont pratiqué le combat de bâton depuis des temps reculés, et ce, pour plusieurs raisons évidentes, l’histoire de ces peuples, comme d’ailleurs celle de la plupart des autres peuples, n’est qu’une longue succession de conflits incessants à plus ou moins haute intensité, et que par conséquent les valeurs et traditions guerrières étaient cardinales et au centre de la vie des hommes, ce qui se traduisait logiquement par des entraînements et jeux guerriers permanents préparant aux combats réels, en outre il semblait plus logique d’employer pour s’entraîner au sabre des bâtons en bois d’olivier, lesquels étaient disponibles à profusion, contrairement aux sabres qu’il fallait préserver ; de surcroit leur longueur et poids étaient proches de ceux des sabres, on sait par exemple que les guerriers berbères de Kabylie utilisaient au moins depuis le XVIIIe siècle la flissa qui est une épée droite pouvant mesurer jusqu’à un mètre, des études parlent mêmes de « grands sabres droits » berbères atteignant 1m15, soit la taille d’un matrag ; par ailleurs, les arabo-berbères de l’époque de l’Emir Abdelkader se servaient au combat d’un sabre long légèrement courbé d’origine turque faisant un peu moins d’un mètre appelé « yatagan ».
Quoi qu’il en soit, le peu d’informations disponibles et fiables sur les origines du matrag font remonter la genèse de sa pratique, telle que nous la connaissons aujourd’hui, justement à l’époque de l’Emir Abdelkader, c’est-à-dire à un moment où une grande partie des Algériens entrent en résistance armée contre l’invasion française qui débuta en 1830. Il semble évident que cet état de guerre intense et quasi-permanent, qui dura plus de quinze ans (de 1830 à 1847), favorisa et développa encore un peu plus les pratiques guerrières au sein des tribus arabo-berbères de l’ouest algérien qui était, il faut le rappeler, le théâtre principal de la lutte musulmane contre l’occupant français. Ce n’est sans doute donc pas un hasard si l’art du matrag s’est particulièrement développé dans cette région, et ce, jusqu’à nos jours. Il y a par conséquent un lien direct entre le matrag et la résistance kadérienne aux Français, lien à la fois matériel, car c’est sans doute à ce moment-là qu’a été élaboré et codifié ce style, mais aussi symbolique, car en effet jusqu’à aujourd’hui le matrag incarne d’une certaine manière l’esprit de combattivité et d’insoumission des Algériens face à l’ennemi et à l’injustice.
Et puisqu’on évoque l’esprit et la symbolique, il n’est pas inutile de rappeler que les grands maîtres ("cheikhs") du matrag rappellent souvent un verset du Coran auquel il rattache leur pratique, ce qui ajoute encore à l’identité arabo-musulmane profonde de cet art martial : « Il (Moïse) dit « C’est mon bâton sur lequel je m’appuie, qui me sert à effeuiller (les arbres) pour mes moutons et j’en fais d’autres usages » (Coran 20/18). Il s’agit du passage coranique dans lequel Moïse se trouve dans la vallée sacrée Tuwâ où Allah, exalté soit-Il, s’adressa directement à lui en lui disant : « Et qu’est-ce qu’il y a dans ta main droite, ô Moïse ? ». Il dit : « C’est mon bâton sur lequel je m’appuie, qui me sert à effeuiller (les arbres) pour mes moutons et j’en fais d’autres usages ». [Allah lui] dit : « Jette-le, Ô Moïse». Il le jeta : et le voici un serpent qui rampait. [Allah] dit : « Saisis-le et ne crains rien : Nous le ramènerons à son premier état » (Coran 20/17-21). Ainsi, les maîtres du matrag voient dans la phrase « […] et j’en fais d’autres usages » la possibilité que soit sous-entendu le combat au bâton, mais Allah, exalté soit-Il, sait mieux.
Notons que certains, s’appuyant sans doute sur ces paroles coraniques, font également un lien entre le serpent et la canne de zeboudj, d’abord il est vrai que sa longueur, sa rectitude sinueuse et la couleur de son écorce font penser aux serpents que l’on trouve dans le maquis rocailleux et sec de l’Oranie, ensuite, les coups portés par cette arme rugueuse peuvent être aussi rapides et létales que ne le sont les attaques fulgurantes et les morsures de serpent, de même que les bons pratiquants savent se mouvoir avec une fluidité et une souplesse qui n’est pas sans rappeler celles du reptile. En outre, certains affirment, sans qu’on en ait des preuves établies, qu’un pratiquant de matrag ne peut accéder au statut de maître qu’après avoir fait face avec sa canne à un serpent dans le cadre d’une sorte de rite initiatique et secret.
Et en parlant de secret, il faut savoir que cette pratique a été transmise et pratiquée en toute discrétion pendant la période coloniale. Les autorités françaises voyaient d’un très mauvais œil cet art de combat qui rattachait les « indigènes » à une culture enracinée que l’occupant avait voulu effacer, entretenait chez ces derniers un esprit combatif et surtout les préparait concrètement à la lutte armée. Il semblerait que le matrag ne fut pas tellement bien vu non plus sous l’ère des premiers dirigeants de l’Algérie indépendante, et ce n’est donc qu’à partir du début des années 80 que cet art sortit d’une forme de clandestinité, car en effet il était jusqu’alors pratiqué loin des regards, notamment dans les forêts. Il faut noter qu’on retrouve malgré tout encore aujourd’hui chez certains vieux maîtres de matrag le souci de transmettre leur savoir de manière discrète à leur « guendouz » (disciple choisi pour recevoir tout le savoir du maître) ou à leurs élèves en général. Néanmoins, il existe aujourd’hui en Algérie de nombreux clubs de matrag ayant pignon sur rue, de même qu’on en trouve quelques-uns dans d’autres pays (en France notamment).
En outre, le matrag est pratiqué publiquement lors des wa’das qui sont de grandes réunions festives en plein air à mi-chemin entre la fête agricole et la kermesse durant lesquelles on assiste à une véritable vivification de la culture algérienne profonde. C’est ainsi qu’on y entend des bardes déclamant d’antiques poésies bédouines, qu’on y mange du couscous assis en tailleur sous des tentes mais surtout qu’on y perpétue la vielle tradition de la fantasia, ou la’b al-bârûd en arabe (le jeu de la poudre), qui a au moins deux siècles d’existence. Cette dernière est un divertissement équestre durant lequel des cavaliers vêtus du burnous traditionnel pratiquent, à grande allure, des exercices de voltige en chargeant et déchargeant leur fusil, le coup devant être tiré en plein galop et de façon simultané par l’ « équipe », laquelle compte entre cinq et dix cavaliers. C’est donc là un jeu mais mimant on ne peut plus clairement une tactique militaire du temps où la guerre se faisait à cheval, et à ce titre il n’est pas étonnant qu’on retrouve systématiquement accolée à la fantasia lors de ces wa’das une halqa (cercle) dans laquelle des pratiquants de matrag s’affrontent dans une ambiance bon enfant. Fantasia et matrag sont donc ici associés comme deux aspects essentiels de la culture et de la pratique guerrières du peuple algérien, ce qui confirme encore un peu plus l’origine martiale, ancienne et sérieuse de l’art de la canne.
Pour ce qui concerne la pratique en tant que telle, on peut dire que le matrag oppose deux adversaires armés d’une canne, parfois de deux. Il s’agit donc d’une forme de duel qui n’est pas sans rappeler le birâz qui était pratiqué traditionnellement par les chefs de clans algériens afin de mettre un terme, par un duel justement, à un conflit intertribal en évitant ainsi que se multiplie sans fin le nombre des victimes collatérales. L’affrontement était mené dans le respect de l’autre et généralement le chef victorieux composait au sortir de ce duel un poème épique vantant les valeurs et vertus de son adversaire vaincu.
Les coups sont codifiés de manière stricte – on ne frappe pas anarchiquement – et ils sont au nombre de quatorze, tous portés de taille, c’est-à-dire du « tranchant » de la canne, les coups d’estoc (avec la pointe), beaucoup plus dangereux, sont formellement prohibés, sauf dans une situation de légitime défense, face par exemple à un individu armé d’un couteau. Ainsi, on a deux coups (intérieur/extérieur) aux oreilles (tarcha, littéralement « assourdissement »), deux aux mentons (lihya, « barbe » en arabe), deux au front (ra`s), deux dans les cotes (janb), deux dans le bas des jambes (rijl), deux dans les épaules (katf) et deux dans les coudes (mirfaq). Et à partir de ces quatorze coups ont été élaborées au fil du temps des combinaisons, ou hisâbs (comptes, calculs), composées de plusieurs coups donnés dans un ordre bien défini, lesquelles combinaisons sont connues et pratiquées par tous. Ainsi, par exemple, tous les pratiquants de matrag commencent, après s’être respectueusement salués en tapant la canne vers le bas en direction de l’adversaire, par effectuer une combinaison introductive et obligatoire appelée « wajbat » qui est composée de quatre coups, un à chaque oreille, un au menton et un sur le front.
Le déroulement d’un échange est donc assez simple, l’attaquant donne une série de coups, le défenseur les pare selon des techniques bien établies puis à son tour porte la même série à son adversaire. Le but, afin de progresser, est de combiner les hisâbs courts, ce qui peut amener certains à produire sans interruption des séries d’une quinzaine ou d’une vingtaine de coups. Ce travail nécessite un gros travail de mémorisation pour celui qui se doit de répéter ce type de séries. L’objectif, après s’être familiarisé aux gestes, combinaisons et enchaînements des coups, est d’habituer l’œil aux coups imprévisibles ; c’est ainsi qu’à un niveau supérieur les pratiquants font des feintes, des variantes ou introduisent des coups non prévus dans leurs hisâbs afin de toucher leur adversaire, lequel, subissant une avalanche de coups parfois ultra-rapides et souvent puissants, doit faire montre d’une grande lucidité et solliciter tous ses réflexes afin de contrer le ou les coups inopinés. Ces échanges se font le plus souvent dans des déplacements incessants faits d’aller-retours et de mouvements circulaires.
Les duels de canne opposant des maîtres ou des pratiquants aguerris font naturellement penser à des combats de styles asiatiques comme l’arnis (Philippines), le kung-fu (Chine) ou encore l’aïkijo qui est un art martial japonais dont l’arme (un bâton d’1m20) et les techniques sont très proches de celles du matrag. Il est d’ailleurs à noter que les grands maîtres actuels du matrag sont souvent des experts dans des arts martiaux asiatiques (judo, aïkido, karaté shotokan, etc.), cela s’explique par le fait que les techniques traditionnelles de la canne s’accordent parfaitement avec celles de ces arts et on peut même dire que l’influence de ceux-ci permet de faire progresser considérablement le niveau de pratique du matrag, et ce, sans pour autant altérer la nature et les fondements de ce dernier, il y a là clairement une forme de « métissage » vertueux et positif.
Par ailleurs, il faut souligner que des hautes valeurs et vertus émanant de l’Islam président à la pratique de cet art ; ainsi, même si les combats peuvent être spectaculaires, voire donner une impression d’une grande violence, les pratiquants du matrag sont le plus souvent, lors des duels et en dehors, des gens respectueux, humbles, honnêtes et considérant la fraternité et l’honneur comme des valeurs cardinales, aussi il est extrêmement rare que des combats de canne dégénèrent.
En conclusion, il nous semble que les Algériens en particulier et les musulmans en général devraient prendre conscience que le matrag est un véritable trésor vivant qui mérite d’être développé et diffusé. En ces temps difficiles où l’image de l’Islam est dénaturée et salie à la fois par des violences ignobles perpétrées en son nom par une minorité d’ignares manipulés et par la propagande malveillante d’une partie des médias, il serait bon que les musulmans redécouvrent des éléments de leur culture et de leur histoire dont ils peuvent être fiers, et la pratique du matrag en fait partie. Nous avons là un art authentiquement musulman, porteur de valeurs positives et qui est en outre une expression vivante et incarnée du génie de l’Islam, lequel s’étant largement essoufflé au fil du temps, du fait des effets combinés des contradictions internes au sein de la civilisation musulmane et des coups de boutoirs de ses ennemis contre celle-ci, il est essentiel de rechercher, de redécouvrir, de se réapproprier, d’étudier, de perpétuer, de transmettre tout ce que cette grande civilisation nous a laissé en héritage, et le matrag fait modestement partie de ce dernier.